Retranscription de l’entretien :
Quel est votre avis sur le conflit platonique Franco-italien autour du sommet du Mont-Blanc?
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Il faut s’y intéresser. C’est un sujet qui amuse beaucoup les diplomates. En réalité, c’est le type meme du sujet qui totalement anecdotique, parce que niveau habitants on parle quand même de quelques « bêtes » et pas grand chose, des histoires de droit de passage sur des gites. Il n’y a pas de ressources, en revanche ça ne peut pas se régler autrement que par des décisions de chefs d’état vu qu’il s’agit des frontières. Il faudrait à la limite un traité Franco-italien pour régler ce souci. Et personne n’a vraiment envie de le régler.
On a vu justement l’édition du traité de Turin, qui n’a pas été pris en considération par la France, qui a décidé de garder les anciens tracés des frontières, est-ce que vous pensez que c’est un besoin, voire une nécessité d’avoir le monopole du sommet du Mont-Blanc?
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D’abord il y a un truc qui est tout bête, c’est ça qui est très marrant dans cette histoire. On se rend compte que le fait de faire des cartes c’est un vrai pouvoir. Il se trouve que cette frontiere n’a jamais été une frontière jusqu’en 1860, jusqu’à la rétrocession à la France de la Savoie et du compté de Nice par les piémontais. À ce moment-là, on s’est un peu penchés sur les frontières et il se trouve que c’est un géographe français qui a fait le découpage et qu’il l’a fait selon quelque chose qui n’est pas très logique. Normalement, quand on prend le sujet de manière complément objective, on voit bien que la réflexion n’est pas logique. La logique voudrait qu’on fasse passer la frontière au sommet. Une vallée dans un pays, une autre vallée dans l’autre pays, c’est aussi simple que ça. Les cartes qui ont été faites par les français ne suivent pas cette logique, du moins c’est ce que disent les français parce qu’il y a ce problème de lettre disparue. Vous connaissez sûrement l’histoire qui est aussi très rigolote.
Oui, la lettre de Napoleon III qui avait été éditée en deux exemplaires et qui a mystérieusement disparu de Paris après l’invasion allemande de la seconde guerre mondiale.
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C’est ça, après il faut reconnaître qu’il y a eu des organisations au printemps de 1940 donc ça reste possible mais c’est très amusant. Donc en fait, on reste dans une zone de flou, au moment où on faisait ces frontières, pardon de parler comme ça, mais tout le monde s’en fichait des montagnes, ce n’était pas une ressource. Mon opinion personnelle là-dessus, c’est que j’aurais trouvé que ça aurait été un très beau symbole au moment de conclure le traité du Quirinale, d’acquitter du fait que la frontiere était au sommet. J’aurais trouvé que ça aurait été joli. En plus il n’y avait pas grand chose à mettre dans ce traité, ça aurait eu de la gueule. Mais ça reste mon opinion personnelle.
Mais si on revient sur 1860, est-ce que vous pensez qu’on peut établir la date du commencement du conflit à ces dates là ou pensez-vous que c’est antérieur?
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Avant ça n’avait pas vraiment de sens, on était dans des limites de frontières de province au sein de la même entité politique, donc on va pas s’empailler sur les limites de frontières de département. En France, on a des histoires comme ça, par exemple vous avez le Territoire de Belfort qui est resté français au moment de l’annexion de l’Alsace-Lorraine, parce que Belfort n’est pas tombé et est devenu un territoire autonome. Là on est sur des frontières nouvelles, mais sinon les frontières de département on ne les touche pas, on ne les rectifie pas. Donc c’était une question qui n’était pas vraiment une question jusqu’en 1860. Mais ce qui est très interessant, c’est que le géographe va établir la frontière après cette date, en 1865. Elle est donc postérieure, ce qui est très curieux. Il y a quand même des antécédents, tous les moments de la révolution française, mais à ce moment là on est dans un flou artistique. On se préoccupe pas de savoir. La montage n’est pas une ressource. De Gaulle avait totalement et très facilement laissé la vallée d’Aoste aux italiens alors qu’il y avait la tentation de la récupérer à un moment parce que ce n’était pas identifié comme quelque chose d’intéressant.
À ce moment là, lors du tracé des frontières, l’Italie ne revendique même pas les modifications. Elle a, on va dire, « d’autres chats à fouetter », elle trace ses frontières au sommet et ne se pose pas vraiment de questions. Et de là on voit qu’il n’y a jamais eu la question du sommet totalement italien. Il a toujours été français ou Franco-italien.
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C’est toujours rigolo. C’est parce qu’encore une fois la France avait fait les cartes. C’est ce que disent les géographes quand ils parlent du conflit israélo-palestinien : la grande force des israéliens c’est qu’ils savent faire des cartes. Il faut avoir des géographes. C’est une donnée de base. C’est le nerf de la guerre. Il y a ce problème là, il faut se rendre compte qu’il y a des rectifications de frontières, qui sont des rectifications bizarroïdes, autour de la vallée de la Roya. On voit tous les problèmes que ça pose au moment de la crise migratoire. Mais cette question là n’est pas dans le radar en 46. Personne n’a même posé la question. En réalité, je pense qu’il y a un accord des deux côtés pour que ça reste comme ça. Parce que bon, ce n’est rien de très grave.
Le fait d’avoir un conflit continu, un peu platonique, qui est là sans être là, qui est là de manière symbolique.
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J’ai toujours trouvé que c’était une image assez juste de la relation franco-italienne. On croit que c’est clair, et en fait ça ne l’est pas. Rien n’est clair.
J’ai une autre question qui m’est venue lors de ma rédaction de mémoire. Aujourd’hui, on a les pistes de ski et les observatoires. Est-ce que maintenant ça n’amène pas la question du tourisme et la répartition des revenus du tourisme?
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Alors ça de fait c’est un vrai sujet à part. C’est d’ailleurs pour ça que ça apparaît. Si je me souviens bien, il y a eu un moment de friction lors de l’adoption d’une zone verte par la mairie de Saint Gervais. Le maire de Saint Gervais a créé un peu d’agitation là dessus. Il y a aussi tout le folclore municipal qui s’en mêle. C’est quand même pas un champion le maire de Saint Gervais. Ça reste des petits bleds avec des enjeux un peu pigro colins. Le vrai problème qu’il y a eu, c’est avec ce fameux gite et ce droit de passage pour s’y rendre, qui avait posé souci pendant le COVID. On est plus dans des jeux théoriques parce que c’est des trous de marmotte à cet endroit là.
Il y avait d’ailleurs en 2015 la fermeture du portail, de la part de Chamonix, qui régulait l’accès au col. Pour des questions de sécurité apparemment, mais ça a causé pas mal de polémiques puisque c’était un portail italien, et on y a vu une intrusion sur le territoire italien.
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Après ces histoires là sont des histoires un peu à la con, pardon de parler comme ça. Parce que les trucs de sécurité, moi qui suis allé sur place, c’est vrai que c’est pas inutile. Par ailleurs, il faut être clairs, s’il y a un accident, contre qui on se retourne? Tout le monde essaye de se couvrir. Il ne faut pas oublier que les élus sont responsables, ils auront toujours plus de problèmes s’il y a quelqu’un qui meurt et qu’ils se retrouvent en procès, que s’ils s’engueulent avec le voisin parce qu’ils ont mit une rambarde au mauvais endroit.
Il y avait eu également concernant la sécurité, l’incendie du tunnel qui avait causé grand souci puisqu’une coopération Franco-italienne aurait dû être mise en place, mais ça n’avait jamais été fait. Au final elle n’a été créée qu’après l’incendie.
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Oui bien sûr, et c’est là qu’on voit bien que ces histoires d’argent sont purement instrumentales, parce que le tunnel du Mont-Blanc c’est un énorme moulin à fric.
Oui en effet, il y a eu une décision du conseil de sorte à savoir qui récupérait l’argent récolté aux péages.
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C’est là qu’on se rend compte que c’est pas du tout comparable à ces histoires de gites. Là on parle de millions. C’est des budgets d’entretien exorbitants. Alors que là on parle de quelque chose qui reste purement symbolique.
Je voulais savoir si vous aviez des perspectives d’avenir concernant ce conflit, pensez-vous que ça va s’empirer, stagner ou que c’est en voie de résolution?
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La réponse européenne serait de dire qu’à un moment tout cela n’aura plus vraiment de sens et que ces histoires de frontières sont presque accessoires. Je ne vois pas de raison pour que ça empire, il faudrait qu’il y ait quelqu’un qui meure sur la frontière et qu’on se pose vraiment la question, mais en réalité dans la pratique, au delà du jeu intellectuel, il n’y a pas de vr=ai enjeu. Ce qui est très intéressant c’est que ça permet un peu à chacun de créer sa petite embrouille, vous avez toujours les fachos italiens qui viennent manifester dès qu’il y a un début de contestation sur un trou de marmotte, et de l’autre côté vous avez toujours le maire de Saint Gervais qui vient faire son cinéma. Mais en réalité, des deux côtés c’est un peu les mêmes genres. Alors, c’est plus totalement vrai, il y a 50 ans c’était encore le cas. Le val d’Aoste est de moins en moins français aussi. C’est encore autre chose, ça n’a jamais été frontière, mais aujourd’hui quand vous allez à Courmayeur et que vous allez dans les églises, les noms sont français, tout ce qui est écrit sur les murs est en français, alors que dans la rue les gens ne parlent pas tellement français. Et c’est parce que la sociologie de la vallée d’Aoste a beaucoup changé durant les 50-60 dernières années avec l’ouverture des mines. Ces mines on fait venir des gens du sud de l’Italie, ce qui fait qu’aujourd’hui le val d’Aoste a beaucoup de calabrais, de personnes des pouilles. Ces gens là n’ont pas grand chose de français. Mais les gens de Courmayeur et de Chamonix étaient tous cousins à l’époque. Le mix a un peu changé. Mais sinon honnêtement, le val d’Aoste lui-même étant une région un peu autonome, le Mont Blanc a quelque chose de très identitaire.
J’aurais juste une dernière question qui est purement à titre informationnel et personnel, auriez-vous des ouvrages, des documentaires ou des films à proposer pour éclaircir un peu le sujet, ou qui mentionneraient le sujet?
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J’étais allé sur place, et j’étais parvenu avec une bibliographie folle, il n’y a pas grand chose là dessus. J’ai eu plein de témoignages sur place, mais pas de bouquins et je n’en avais pas tellement besoin. Il y a un peu de littérature, régulièrement il y a des questions posées au parlement par le député du val d’Aoste ou le sénateur du val d’Aoste, mais ça ne va jamais plus loin. Encore une fois, la frontière du Mont-Blanc, au fond, elle est dans le tunnel. À l’été 2002, un ancien de la deuxième version de la brigade rouge, Paolo Persichetti, avait été arrêté en France et confié à l’Italie, et l’échange s’est fait dans le tunnel du Mont-Blanc. Ils se sont arrêtés à la ligne frontière et ils l’ont passé d’une voiture française à une voiture italienne. C’est une frontière qui au fond pose moins de problèmes que la frontière Menton-Vintimille, où là il y a ce souci migratoire, qui est une sorte de casse-tête. Ou d’autres frontières comme celle de Bardonecchia, où là il y a des problèmes concrets opérationnels très lourds liés à tout ce qu’il peut y avoir sur les trafics, sur la gestion des migrations. Objectivement, concernant la frontière du Mont-Blanc, si vous voulez passer en France, vous ne passez pas par là. C’est du symbolique. Et c’est pour ça que c’est intéressant. Il y a très peu de sujets comme ça.
Justement c’est ce que j’allais vous demander, est-ce que c’est un sujet que vous avez choisi de traiter parce qu’il vous a intéressé ou vous a-t-il été imposé?
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Non moi j’ai adoré ce sujet quand il y a eu un début de manifestation. Et j’ai commencé à en parler avec des diplomates sur le ton de la blague, et je les ai vus s’enflammer littéralement. C’est à la fois n’importe quoi et très rigolo. C’est aussi un objet intellectuel, parce qu’en réalité, la seule chose qui peut permettre une résolution de la chose, encore une fois, ce serait un traité franco-italien. Ça aurait pu être un appendice du traité du Quirinale. Mais il n’y avait pas de volonté de le faire, ça paraissait déjà trop concret. Ce qui prouve à quel point ce traité du Quirinale, c’est pas grand chose. Honnêtement, j’en avais parlé avec les diplomates, et je voyais bien qu’ils pensaient qu’il n’y avait aucune chance. Je l’avais écrit, ça faisait rire Jean-Pierre Darnis, lui-même essayait de pousser. Quand je posais la question « alors ce traité du Quirinale, on va arriver à tracer la frontière du Mont-Blanc? », tout le monde éclairait de rire et on passait à autre chose. Les diplomates peuvent donner deux réponses, la première: ça n’a aucune importance, et la deuxième: la seule personne qui peut trancher c’est Emmanuel Macron. Donc les groupes se voient, discutent, se rendent compte que ce n’est pas de leur ressort, et se revoient 6 mois après.
Avez-vous eu d’autres cas qui étaient dans ce même conflit symbolique?
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Non, il n’y a rien de comparable. Même en Europe, il y a des coins avec des glaciers qui bougent entre l’Italie et la Suisse. Le problème, c’est que la frontière étant censée être tracée sur le glacier, ils devraient changer les tracés. Mais je n’ai pas creusé le sujet. Les montagnes sont propices à ça. Il faut bien se rendre compte d’une chose, c’est que ça n’intéressait strictement personne. Il a fallu que le tourisme devienne un mouvement de masse, et il a fallu que google arrive, avec des cartes qui ne peuvent pas être elliptiques, que tout le monde contrôle. Donc la version google de la frontière du Mont-Blanc est assez marrante.
Il me semble, qu’elle est tracée en pointillés.
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Exactement. On s’était servi de ces tracés pour l’écrit.
Alors je pense avoir étudié votre article puisque je me suis basée sur ces données pour mon mémoire, on se rend compte que même des grands comme google ne se prononcent pas sur le sujet et choisissent l’impartialité. Tout comme l’OTAN a suivi la cartographie française, et la Suisse se base sur les tracés français jusqu’en 1980 avant de s’aligner sur les tracés italiens et ceux de la carte établie par la convention ratifiée par les nations unies.
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Exactement. Encore une fois c’est un pur jeu intellectuel, quand on voit le nombre de millions de morts que peuvent faire un problème de tracé de frontières, c’est même rigolo quand on y pense. Et en même temps, c’est très fécond, encore une fois pour moi c’est une excellente image de la relation franco-italienne. Même ce qui parait totalement évident, quand on creuse c’est bien plus compliqué.